Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte

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Ni le Centre ni la Périphérie

IV. Goûter le café. Le calendrier et la géographie de la terre

sous-commandant insurgé Marcos

mardi 6 mai 2008

Participation du sous-commandant insurgé Marcos
à la conférence collective donnée le 15 décembre 2007 à la mi-journée
dans le cadre du Premier Colloque international in memoriam André Aubry.

Ni le Centre ni la Périphérie

IV. GOÛTER LE CAFÉ. LE CALENDRIER ET LA GÉOGRAPHIE DE LA TERRE

« Les indigènes considèrent la terre comme leur mère,
les capitalistes la voient avec les yeux de quelqu’un qui n’a pas de mère ! »

Don Durito de la Lacandona

Quelques anecdotes bien peu scientifiques

Hier, Daniel Viglietti qui, comme tout le monde le sait, voyage avec un passeport uruguayen et une guitare subversive, est arrivé avec son groupe, tandis que le soleil marquait le mitan du jour. Et la musique et les mots ont résonné. D’ici, nous saluons avec lui Mario Benedetti, un autre à qui je dois d’avoir vu frustrer ma carrière de musicien aux rythmes déconcertants. Daniel Viglietti nous a appris qu’Eduardo Galeano, le ramasseur des pluies de la mémoire d’en bas, avait été malade, mais qu’il allait mieux maintenant. Nous envoyons donc nos meilleurs vœux de rétablissement à Don Eduardo et l’assurance qu’en cas de rechute nous serions enchantés de le soigner dans la clinique d’Oventik, qui n’est pas très riche en médicaments mais très bien pourvue en gaîté à la peau sombre zapatiste. Ça ne soigne pas mais ça soulage.

Ce n’est pas pour m’en vanter auprès de vous, mais sachez que Viglietti et moi nous avons composé, ensemble, quelques vers de l’une de ses chansons. Qui plus est, nous avons chanté ça en duo. C’est-à-dire que lui a chanté pendant que moi je tenais le carnet avec les paroles. Une lieutenant insurgée nous a accompagnés pour faire les chœurs. Elle, elle connaissait parfaitement toutes les paroles, sans avoir besoin du cahier. À l’heure des aveux inconfessables, Viglietti a appris qui j’étais en réalité, à savoir, par une facétie de la géographie d’en bas, un Uruguayen né au Chiapas. Avec nous, il y avait aussi Raúl Sendic et mon général Artigas, mais je ne suis pas autorisé à en parler. Le Che aussi nous a rendu une brève visite et s’est penché, moqueur, sur des vers ensommeillés aux pâles heures de la nuit.

Quand nous en sommes arrivés au chorus de A desalambrar ! (Brisons toutes les clôtures !), Daniel Viglietti nous a tous expliqué que son père, à qui il chanta ces vers pour la première fois, l’avait averti des dangers d’aller chanter ça dans les campagnes. Il lui avait dit, à peu de choses près : « Si on enlève les barbelés partout, Daniel, ça va être la pagaille, le bétail va s’enfuir et atterrir je ne sais où ou va se perdre. »

C’est à ce moment-là que je lui ai raconté une partie de ce que je vais vous raconter aujourd’hui plus en détail. À proximité du Caracol de La Garrucha, dans la zone de la forêt tzeltal (au passage, c’est là qu’aura lieu fin décembre la Rencontre des femmes zapatistes et des femmes du monde entier), avant notre soulèvement, il y avait plusieurs fincas, qui est le nom que les compas donnent aux haciendas, aux grandes propriétés.

Sur les meilleures terres des gorges de la forêt Lacandone, disposant de toute l’eau nécessaire, de terrains plats et fertiles, ces grandes propriétés qui possédaient leurs pistes d’atterrissage particulières et étaient situées à proximité des routes carrossables occupaient des milliers d’hectares consacrés presque entièrement à l’élevage extensif de bétail.

Les grands arbres de la forêt tels que le fromager, le huápac, l’acajou, le pin ocote, l’hormiguillo, le bayalté et le noyer ont été abattus pour faire place aux bœufs qui apporteraient l’abondance aux groupements d’éleveurs, aux promoteurs de viande, aux commerçants et aux différents gouvernements, fédéral ou local.

Les indigènes (zapatistes, non zapatistes et antizapatistes) avaient été acculés à flanc de montagne et sur la crête des collines, sur des terrains pierreux à la pente toujours très prononcée. Là, il leur fallait planter leur café dans de petites clairières que la montagne, généreuse envers ses gardiens, ouvrait par-ci par-là sur ses bosses irrégulières. La milpa, leurs champs, creusait son chemin entre pierres et épineux, s’accrochant de son mieux aux côtes escarpées qui débouchaient sur des à-pic vertigineux, comme si la montagne elle-même était fatiguée de rester debout et qu’elle se laissait choir brutalement, sans plus, pour aller s’asseoir sur les terres où les « patrons » régnaient en maître et où l’image de seigneurs « de cordes et de couteaux » appliquant leur propre justice était tout le contraire d’une évocation littéraire.

La famille au complet travaillait à ces minuscules plantations. Les personnes d’un âgé avancé, les hommes, les femmes et les enfants, tout le monde coupait, nettoyait, séchait, préparait et emballait le café en grands ballots que l’on appelait pergaminos (des « parchemins »). Pour pouvoir le vendre, ces mêmes vieillards, hommes, femmes et enfants devaient le charger, quand ils avaient de la chance, sur des animaux. Mais comme on était pauvres aussi en bêtes de somme, tout le monde, vieux, hommes, femmes et enfants, servaient de mules et transportaient sur leur propre dos 30 ou 40 kilos de balles de café, pendant deux ou trois jours de huit à dix heures de marche chacun. Ils allaient jusqu’à la route la plus proche et, là, ils attendaient que passe un carro [familièrement, une « voiture »] - qui est le nom que l’on donne là-bas aux camions de trois tonnes -, qui leur demandait pour le transport l’équivalent de 10 à 15 kilos du café qu’ils avaient porté sur le dos.

Quand ils arrivaient au chef-lieu du canton, les coyotes (c’est comme ça que les compas appellent les intermédiaires) guettaient les véhicules et assaillaient pratiquement les indigènes. Ils leur mentaient sur le poids et sur les prix en vigueur du café, profitant de ce qu’ils parlaient très peu ou pas du tout le castilla [la langue espagnole, pour les indigènes]. Quand le fait d’avoir été dupés se faisait évident, ils se heurtaient à l’argument préféré du coyote : « Si ça ne te va pas, t’as qu’à repartir. » La maigre paye obtenue finissait régulièrement à la taverne ou au lupanar, pour lesquels l’époque de la récolte du café constituait la meilleure « saison ».

Entre les récoltes de café, les indigènes, hommes, femmes et enfants, devaient travailler leurs champs montagneux et se louer comme peones [« péons, journaliers »] dans les grandes propriétés qui pesaient de tout leur joug sur les immenses vallées que les fleuves Jataté et Perlas avaient creusées dans les montagnes du Sud-Est mexicain.

Les finqueros, comme les compas appellent les planteurs propriétaires des haciendas, ont tous suivi le même moule pour bâtir leurs propriétés. La Casa Grande, c’est-à-dire la maison que le propriétaire habitait quand il se trouvait sur ses terres, était une vaste demeure construite en dur et complètement entourée d’une galerie. D’un côté, la cuisine, puis un terrain ample ceint par une clôture de fil de fer barbelé. C’est hors de cet enclos qui déterminait les limites de l’espace du « Señor » que vivaient les peones et leur famille, dans des maisons en terre séchée et en bois et au toit de chaume. Seul le maître valet ou contremaître pouvait accéder à l’espace de la Casa Grande, c’est-à-dire à l’intérieur de l’enceinte entourée de barbelés, ainsi que les femmes qui travaillaient aux cuisines et au nettoyage de la maison et « aux choses » du « Señor ». Entraient aussi, la nuit et en l’absence de la « Señora » épouse du « Señor », les jeunes filles en âge d’être mariées et sur lesquelles le finquero exerçait ce que l’on appelait le « droit de cuissage » (qui consistait en ce que le propriétaire terrien avait le droit d’ôter la virginité à une femme avant son mariage).

Oui, je sais qu’il semble que je vous raconte un roman de B. Traven ou que je reprends un texte de la fin du XIXe siècle, mais le calendrier pendant lequel se passait ce que je vous raconte portait la date de décembre 1993, il y a seulement quatorze ans !

Les peones indigènes n’avaient pas seulement érigé la clôture de barbelés qui les séparait du « Señor », ils avaient aussi clos les grands pâturages sur lequel paissait le bétail destiné à se transformer en succulents filets et ragoûts élaborés aboutissant sur les tables des nantis de San Cristóbal de Las Casas, de Tuxtla Gutiérrez, de Comitán ou de Mexico.

La clôture de fil de fer barbelé ne servait pas uniquement à contenir le bétail des éleveurs. C’était aussi et surtout la marque de son statut, une ligne géographique séparant deux mondes, celui du caxlán, le Blanc riche, et celui de l’indigène.

Usant de méthodes qui feraient honte à la border patrol américaine et à ses minutemen, les grands propriétaires appliquèrent leur propre législation douanière. Quand un des rares animaux que l’on possédait dans les villages s’introduisait sur le terrain appartenant au finquero, il devenait sa propriété et le « Señor » pouvait en disposer à sa guise : il pouvait le sacrifier et le laisser en pâture aux vautours, le sacrifier et en faire son repas, le marquer comme sien ou encore en faire cadeau au contremaître pour que celui-ci en fasse à son tour ce qu’il voulait. Inversement, quand un animal appartenant au « Señor » envahissait le terrain des villageois, les habitants devaient le ramener aussitôt sur le terrain du finquero ; et s’il lui arrivait quelque chose, le village devait le payer mais aussi retourner l’animal blessé ou mort au propriétaire.

Je sais que je prends du temps pour vous expliquer quelque chose de très simple, à savoir que, avant notre soulèvement, la terre appartenait aux finqueros ou grands propriétaires, qui représentent d’ailleurs le secteur le plus rétrograde des puissants. Si on veut savoir exactement ce que pense et comment agit l’extrême droite réactionnaire, il suffit de bavarder avec un grand propriétaire chiapanèque. J’en profite pour vous donner le nom de l’un d’eux, qui était, en tout cas récemment encore, l’un des alliés d’Andrés Manuel López Obrador. Avec Albores « le Croquetas » et le PRD, ce finquero a amené au pouvoir le gouverneur Juan Sabines (le même qui a expédié les familles zapatistes expulsées il y a quelques mois de Montes Azules, d’abord dans un bordel désaffecté, puis dans un entrepôt de café - sans que les intellectuels progressistes n’élèvent un seul mot de protestation, soit dit en passant). Il s’agit de Constantino Kanter, auteur d’une phrase prononcée quand le calendrier portait la date de mai 1993 et qui est restée célèbre : « Au Chiapas, la vie d’un poulet vaut plus que celle d’un indigène. »

N’insistons pas plus car on sait que la mémoire d’en haut est sélective, elle se rappelle ou préfère oublier ce qui lui convient sur le moment, selon le calendrier et la géographie.

Le fait est qu’il s’est passé quelque chose. J’ignore si vous le savez ou non, parce qu’il semble que certains ne le savent pas ou l’ont oublié ou agissent en tout cas comme si c’était le cas. Bien. Alors, il se trouve que, le 1er janvier 1994, plusieurs milliers d’indigènes ont pris les armes contre le suprême gouvernement.

Vous n’allez pas me croire, mais c’est ici que ça s’est passé, dans cette géographie et dans le calendrier que je vous ai indiqué. On prétend d’ailleurs, il faudrait en avoir confirmation, que ces indigènes se sont donné le nom d’« Armée zapatiste de libération nationale » et qu’ils ont couvert leur visage d’un passe-montagne, pour bien montrer qu’ils n’étaient personne.

À en croire les journaux de l’époque, les insurgés se sont emparés simultanément de sept villes importantes. Il semblerait, je n’en suis pas très sûr, qu’un de ces chefs-lieux tombés aux mains des rebelles était l’orgueilleuse ville de San Cristóbal de Las Casas, celle-là même où nous sommes réunis aujourd’hui.

Les rebelles ont combattu l’armée fédérale, tandis que de son côté le gouvernement central de l’époque, à la tête duquel se trouvait Carlos Salinas de Gortari et qui était formé de différents individus que l’on retrouve aujourd’hui dans les rangs du PRD et de la Convention nationale démocratique en faveur de López Obrador, les qualifiaient de « transgresseurs de la loi » (sans doute parce qu’ils avaient contrevenu à la loi de la pesanteur, sachant que ce qui est en bas ne doit pas se lever).

Je vous prie de bien vouloir noter que nous ne parlons pas de personnes avec qui nous aurions des divergences d’ordre stratégique ou tactique ou en ce qui concerne une réforme ou la révolution. Non, nous parlons de nos persécuteurs, de nos bourreaux, de nos meurtriers. Si nous avions trahi nos morts et soutenu cette prétendu option contre la droite, nous serions aujourd’hui en pleine « déprime » et nous ressentirions une frustration semblable à celle que décrivait le compañero Ricardo Gebrim du Mouvement des sans-terre du Brésil.

Ce matin, j’ai lu que l’aberration juridique qui permet au fascisme d’être légal, violant la Constitution mexicaine (comme l’a très opportunément rappelé hier Jorge Alonso), a reçu le vote favorable de tous les clans et courants du PRD, y compris ceux qui sont proches ou qui dépendent d’Andrés Manuel López Obrador. Je déteste avoir à dire que je vous l’avais bien dit, mais je vous l’avais bien dit. Ceux qui ont tout accepté sous prétexte de stopper l’arrivée de la droite au pouvoir sont aujourd’hui frustrés et dans la « déprime ». Quant à nous tous et à nous toutes, les zapatistes, qui avons vu venir ce qui se passe aujourd’hui, nous ressentons... autre chose.

Enfin, c’est quelque chose qui devra faire l’objet de recherches dans les bibliothèques et dans les hémérothèques, là où les travaux théoriques sérieux doivent être faits.

Ce que je tiens à vous raconter, c’est ce qui a eu lieu également dans les mêmes calendriers, mais dans une autre géographie, loin des villes, c’est-à-dire dans la géographie des grandes propriétés.

Il se trouve, rien n’est sûr mais de nombreux indices semblent indiquer qu’il en est ainsi et que les insurgés s’étaient préparés très longtemps à l’avance et avaient même été jusqu’à élaborer des réglementations ou mémorandums qu’ils avaient appelés « Lois révolutionnaires ».

Sylvia Marcos a déjà fait mention il y a quelques jours de l’une de ces lois, la « Loi révolutionnaire des femmes ». Sylvia Marcos est un chercheur sérieux, aussi est-il plus que probable que ces lois aient effectivement existé (et existent peut-être encore).

Bien. Alors, une autre de ces lois s’appelait, ou s’appelle, la « Loi agraire révolutionnaire ».

Bien que tout théoricien qui se respecte ne le fasse pas systématiquement, j’ai pris la peine d’effectuer des recherches et j’ai trouvé par là quelque chose que les intellectuels progressistes appellent une « brochure » et qui ressemble à ces petits journaux que fabriquent les groupuscules radicaux et marginaux. Ça s’appelle El Despertador Mexicano. Órgano Informativo del EZLN et il s’agit du numéro 1 (j’ignore si d’autres numéros sont parus), daté de décembre 1993, il y a exactement quatorze calendriers. [Voir note du traducteur en annexe.]

C’est là que j’ai trouvé cette loi révolutionnaire, que je cite textuellement (je respecte volontairement la rédaction originale afin de démontrer que ces insurgés ne bénéficiaient nullement des conseils d’un théoricien respectable et réputé et que l’on voie clairement qu’ils étaient à moitié ivres ou qu’ils ont écrit ça en demandant aux leurs - des gens sans aucune préparation, évidemment - ce qu’il fallait mettre) :

Loi agraire révolutionnaire

La lutte des paysans pauvres au Mexique continue de réclamer la terre pour ceux qui la travaillent. Après Emiliano Zapata, et contre les amendements à l’article 27 de la Constitution mexicaine, l’EZLN reprend la juste lutte des campagnes mexicaines pour la terre et pour la liberté. Dans le but de réglementer la nouvelle répartition agraire que la révolution apporte aux terres mexicaines, la loi suivante, dite LOI AGRAIRE RÉVOLUTIONNAIRE, est promulguée :

Premièrement. La présente loi s’applique sur l’ensemble du territoire mexicain et concerne l’ensemble des paysans pauvres et des travailleurs agricoles mexicains, quels que soient leur tendance politique, leur croyance religieuse, leur sexe, leur race ou la couleur de leur peau.

Deuxièmement. La présente loi concerne toutes les propriétés agricoles et les entreprises agricoles mexicaines ou étrangères installées sur le territoire du Mexique.

Troisièmement. Une réaffectation agraire révolutionnaire s’appliquera à toute étendue de terrain excédant 100 hectares de terre de mauvaise qualité ainsi qu’à celles excédant 50 hectares de terre de bonne qualité. Les propriétaires d’étendues de terres dépassant les limites précédemment stipulées se verront expropriés des hectares en sus mais conserveront le minimum fixé par cette loi, loi qui leur permettra de poursuivre leurs activités en qualité de petits propriétaires ou de rejoindre les mouvements paysans de coopératives et de sociétés agricoles ou de terres communautaires.

Quatrièmement. Ne feront pas l’objet d’affectation agraire les terres communautaires, les terres d’ejidos ou celles possédées par des coopératives populaires, quand bien même leur étendue dépasserait les limites fixées par l’article troisième de la présente loi.

Cinquièmement. Les terres concernées par la présente loi agraire seront distribuées aux paysans sans terre et aux travailleurs agricoles qui en feront la demande sous le régime de la PROPRIÉTÉ COLLECTIVE dans le but de créer des coopératives et des sociétés agricoles ou des collectifs de production agricole ou d’élevage. Les terres attribuées devront être travaillées collectivement.

Sixièmement. Les groupements de paysans pauvres sans terre et les travailleurs agricoles, hommes, femmes et enfants, qui apporteront la preuve qu’ils ne possèdent pas de terre ou qu’ils possèdent une terre de mauvaise qualité jouiront automatiquement d’un DROIT DE PRÉEMPTION dans leur demande et dans l’attribution des terres concernées.

Septièmement. Pour servir à l’exploitation des terres attribuées aux paysans pauvres et aux travailleurs agricoles, l’affectation et la répartition des grandes propriétés et des monopoles agricoles comprendra également les moyens de production qui s’y trouvent, qu’il s’agisse du matériel et des engins agricoles, des fertilisants, des hangars et entrepôts, des ressources financières, des produits chimiques et du conseil technique.

L’ensemble de ces moyens deviendra propriété des paysans pauvres et des travailleurs agricoles, et reviendra tout particulièrement aux groupes organisés en coopératives, en collectifs et en sociétés.

Huitièmement. Les collectifs se voyant attribuer des terres dans le cadre de la présente loi devront consacrer leur production collective plus particulièrement aux denrées alimentaires indispensables pour le peuple mexicain, à savoir, maïs, haricots, riz, légumes et fruits, ainsi qu’à l’élevage de bétail alimentaire, bovins, porcins et équidés, animaux de basse-cour et abeilles, et aux produits dérivés (viande, lait, œufs, etc.).

Neuvièmement. En temps de guerre, une partie de la production des terres attribuées dans le cadre de la présente loi sera destinée à l’alimentation des orphelins et des veuves de combattants révolutionnaires ainsi qu’à l’alimentation des forces révolutionnaires.

Dixièmement. Le but de la production collective est de satisfaire avant tout aux besoins du peuple, de former chez ceux qui se sont vu attribuer des terres la conscience du travail et de l’usufruit collectifs et de créer des unités de production, de défense et d’assistance mutuelle dans les campagnes mexicaines. Si on ne produit pas telle ou telle denrée dans une région, on pourra l’échanger avec une autre région où cette denrée est produite, dans des conditions justes et équitables. Les excédents produits pourront être exportés vers d’autres pays, à condition qu’il n’y ait pas de demande au Mexique pour les produits concernés.

Onzièmement. Les grandes entreprises agricoles seront expropriées pour devenir propriété du peuple mexicain et seront gérées collectivement par les travailleurs eux-mêmes. Les engins de labour, le matériel agricole, les graines, etc. qui restent inutilisés dans les manufactures, les magasins et autres seront répartis entre les différents collectifs ruraux dans le but de travailler extensivement la terre et de commencer à éradiquer la famine au Mexique.

Douzièmement. Aucune appropriation individuelle des terres et des moyens de production ne sera tolérée.

Treizièmement. Les zones de forêt vierge et les zones boisées seront protégées. Des campagnes de reboisement seront également effectuées dans les zones principales.

Quatorzièmement. Les sources naturelles, les rivières, les lagunes et les mers sont la propriété collective du peuple mexicain, on en prendra donc grand soin en évitant de les polluer et en punissant leur mauvais emploi.

Quinzièmement. Afin de subvenir aux besoins des paysans pauvres et des travailleurs agricoles, outre la répartition agraire établie par la présente loi, des centres commerciaux seront créés où l’on achètera à juste prix les produits des paysans et où l’on vendra à juste prix les marchandises dont les paysans ont besoin pour mener une vie digne. De même, des centres médicaux et sanitaires communautaires seront créés, disposant de tous les progrès de la médecine moderne, dans lesquels travailleront des médecins et des infirmières qualifiés et consciencieux et où les médicaments seront gratuits pour le peuple. Des centres de divertissement seront aussi créés afin que les paysans et leurs familles puissent jouir d’un repos digne, sans tavernes ni maisons de passe. Des centres d’enseignement et des écoles gratuites seront créés pour que les paysans et leurs familles puissent accéder à l’éducation, quels que soient leur âge, leur sexe, leur race ou leur tendance politique, et où ils pourront apprendre les techniques nécessaires à leur développement. Des centres de construction de logements et de routes seront créés, qui emploieront des ingénieurs et des architectes qualifiés et qui disposeront des matériaux nécessaires pour que les paysans puissent accéder à un logement digne et disposer d’une bonne infrastructure de transport. Des centres de services seront créés afin de garantir que les paysans et leurs familles disposent d’électricité, d’eau courante et potable, d’évacuation des eaux usées, de la radio et de la télévision, ainsi que de tout le nécessaire afin de rendre plus faciles les travaux ménagers (poêle, réfrigérateur, machines à laver, moulins, etc.).

Seizièmement. Les paysans qui travaillent collectivement, ainsi que les membres d’ejidos, les coopératives et les travailleurs de terres communautaires n’auront pas à payer d’impôts. DÈS L’INSTANT QUE LA PRÉSENTE LOI AGRAIRE RÉVOLUTIONNAIRE EST PROMULGUÉE, TOUTES LES DETTES CONTRACTÉES PAR LES PAYSANS PAUVRES ET PAR LES TRAVAILLEURS AGRICOLES - CRÉDITS, IMPÔTS IMPAYÉS OU EMPRUNTS - ENVERS LE GOUVERNEMENT OPPRESSEUR, ENVERS L’ÉTRANGER OU ENVERS LES CAPITALISTES, SONT ANNULÉES.

Cette loi agraire révolutionnaire s’achève sur l’article seizième. D’autres lois avaient été publiées, mais la question, où la chose, c’est selon, n’est pas là. Je voudrais surtout faire remarquer le manque de perspectives modernes de ces transgresseurs de la grammaire et du bon goût, attendu qu’il n’y est fait aucune mention du libre-échange ou des bienfaits en matière d’agriculture que le capitalisme a fort heureusement apporté au monde, grâce en soit rendue à Monsieur Monsanto.

Quoi qu’il en soit, il semblerait bien que cette loi ait été appliquée, là où les rebelles sont parvenus à contrôler les territoires occupés, et que les finqueros ont été chassés de leurs grandes propriétés, leurs anciennes terres étant distribuées aux indigènes. Indigènes dont le premier geste, dit-on, fut d’enlever toutes les clôtures de fil de fer barbelé qui protégeaient la demeure des grands propriétaires.

On raconte également que cet attentat contre la propriété privée a été perpétré en chantant la chanson du même nom dont l’auteur est un certain Daniel Viglietti (oui, le même que l’on a vu rôder il y a quelques heures dans cette géographie, en compagnie d’individus d’une fort douteuse réputation - plusieurs d’entre couvraient leur visage d’un passe-montagne, ce qui montre bien qu’ils avaient quelque chose à cacher).

Selon la rumeur, des années plus tard, les insurgés ont instauré leurs propres instances de gouvernement autonome et créé ce qu’ils ont appelé des « commission agraires » chargées de veiller à la répartition des terres et à l’application de cette loi.

Par contre, ce que nous savons, c’est qu’ils ont dû affronter et continuent de devoir affronter bien des obstacles, mais qu’ils les surmontent avec leurs propres facultés et par leurs propres moyens au lieu de recourir à des conseillers, à des spécialistes et à des intellectuels qui leur disent ce qu’ils doivent faire et comment ils doivent le faire et qui évaluent ce qui a été fait et ce qui a été défait.

Il existe une autre donnée, tout aussi scandaleuse. Selon des sources sûres qui ne peuvent pas être révélées parce qu’elles portent un passe-montagne, un petit matin quelconque, ces hommes, ces femmes, ces enfants et ces anciens ont dévoilé leur visage et ont chanté et dansé, toujours sur des rythmes inclassifiables. Il paraît qu’ils savaient pourtant qu’ils n’étaient pas moins pauvres qu’avant et que des problèmes de toute sorte n’allaient pas tarder à leur tomber dessus, notamment cette chose problématique qu’est la mort. Nous ne connaissons donc pas le motif, la cause ou la raison de leur joie.

Aux dernières nouvelles, ils continuent de danser, de chanter et de rire depuis quatorze calendriers. Il paraît que c’est parce qu’il y a une autre géographie sur leurs terres. Cela démontre l’étendue de leur ignorance, car les cartes géologiques et topographiques de l’INEGI ne font état d’aucun changement au sein du territoire de l’État du Chiapas, dans le Sud-Est mexicain.

***
Réponses simples à des questions complexes

« Le petit matin est la région la plus Che Guevara de tous les rêves. »
Daniel Viglietti

Première question. Y a-t-il des changements profonds dans la vie des communautés indigènes zapatistes ?

Réponse. Oui.

Deuxième question. Ces changements ont-ils eu lieu à partir du soulèvement du 1er janvier 1994 ?

Deuxième réponse. Non.

Troisième question. Alors, quand se sont-ils produits ?

Troisième réponse. Quand la terre est devenue la propriété des paysans.

Quatrième question. Vous voulez dire que c’est quand la terre est devenue propriété de ceux qui la travaillent que ces transformations que l’on peut apprécier aujourd’hui dans les territoires zapatistes ont eu lieu ?

Quatrième réponse. Oui. Les progrès en matière de gouvernement, de santé, d’éducation, de logement, d’alimentation, de participation des femmes, de commercialisation, de culture, de communication et d’information ont tous pour point de départ la reprise des moyens de production. En l’occurrence, la terre, le bétail et les machines qui étaient aux mains des grands propriétaires.

Cinquième question. Cette loi agraire a-t-elle été appliquée dans l’ensemble des territoires dont les zapatistes disent avoir le contrôle ?

Cinquième réponse. Non. En raison des caractéristiques propres à ces deux régions, son incidence dans la zone des Altos et dans la Zone Nord a été infime ou inexistante. Elle n’a été appliquée que dans la zone de la Selva tzeltale, de la Selva txotz choj et de la Selva frontière. Cependant, ces changements se sont étendus à l’ensemble des zones par les ponts souterrains qui unissent nos peuples.

Sixième question. Pourquoi avez-vous toujours l’air contents, alors que vous commettez des erreurs, que vous rencontrez des problèmes et que vous vivez sous la menace ?

Sixième réponse. Parce que, grâce à notre lutte, nous avons retrouvé la capacité de choisir notre destin. Ce qui comprend, entre autres, la possibilité de commettre nos propres erreurs.

Septième question. D’où sortez-vous ces rythmes étranges que vous chantez et que vous dansez ?

Septième réponse. Du cœur.

Merci. Nous nous revoyons ce soir.

Sous-commandant insurgé Marcos.
San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, Mexique.
Décembre 2007.
Traduit par Ángel Caído.

Note du traducteur.

Despertador : littéralement, le « Réveille-matin » ; au sens figuré, « l’aiguillon », le « stimulant ».

Le traducteur du présent texte avait traduit, en 1994, une grande partie du numéro 1 de cet organe d’information de l’EZLN, et avait choisi de traduire le nom de ce bulletin par « L’Éveil mexicain ». L’anglais n’a pas ce problème, qui a le mot awakener, exacte traduction de despertador.

Le nom El Despertador mexicano évoque immanquablement le tout aussi célèbre journal porte-parole des forces insurgées commandées par Miguel Hidalgo y Costilla, El Despertador americano, créé en 1810 à l’instigation de Francisco Severo Maldonado. Ces forces profitèrent de la lutte contre l’envahisseur français pour poser les jalons de la révolution mexicaine, le peuple s’étant armé. Le journal n’a connu que sept numéros, la parution s’interrompant suite à la défaite totale d’Hidalgo lors de la bataille du Pont de Calderón, les troupes anti-impérialistes étant littéralement anéanties par les troupes royalistes. Les rédacteurs du journal furent jugés et condamnés à l’anathème, tous les exemplaires rencontrés étant brûlés. Sacré histoire !

On mesurera l’humour des « doutes » de Marcos quant à l’existence de l’organe, puisqu’il paraissait toujours il y a quelques années, quoique sur l’initiative de membres du FZLN de Mexico, il me semble (en décembre 1996, L’Éveil mexicain, portant la mention « nouvelle époque » et le sous-titre de « La Voix des sans-voix », en était au numéro 75 !) Le bulletin publié par l’EZLN ne connaîtra, lui, que 2 numéros : le nº 1, daté du 1er décembre 1993, et le numéro 2, daté du 2 février 1994.

Le premier contient, dès la première de couverture, la (première) « Déclaration de la forêt Lacandone », avec la déclaration de guerre formelle de l’EZLN ; un éditorial présentant le bulletin, « Organe d’information de l’EZLN » ; les instructions du moment pour les chefs et les officiers de l’EZLN, ainsi que les lois révolutionnaires, au nombre de dix, certaines très brèves.

C’est le cas de la « Loi de l’industrie et du commerce » ou de la « Loi de justice », par exemple, ou de la « Loi révolutionnaire des femmes », qui ne compte que dix articles.

Conçues pour s’appliquer à l’ensemble du Mexique puisque l’EZLN pensait au début marcher sur Mexico (ce qui permet de mieux comprendre pourquoi Marcos a répété en plusieurs occasions que les zapatistes pensaient qu’ils allaient être taillés en pièces), ces lois réglementent l’ensemble du champ social et politique des territoires conquis par l’EZLN, dans « le plus pur style zapatiste ».

La « Loi des impôts de guerre », reproduite en partie dans le livre de Raúl Ornelas Bernal L’Autonomie, axe de la résistance zapatiste (paru aux éditions Rue des Cascades, Paris, en 2007), stipule notamment que sont exemptés de cet impôt « les membres de la population civile qui vivent de leurs propres ressources sans exploiter la force de travail de qui que ce soit, et sans tirer quelque profit que ce soit du peuple ». La contribution est pour eux volontaire, tandis qu’elle « est obligatoire pour tous les membres de la population civile qui vivent de l’exploitation de la force de travail ou qui tirent un quelconque profit du peuple dans ses activités ». À noter qu’une partie de ces impôts est reversée directement aux nécessiteux, en vertu de la « Loi réglementant les droits et les obligations des peuples en lutte », qui stipule également que l’EZLN « ne se verra attribué que le strict nécessaire dans le but de survenir aux besoins matériels des troupes régulières et pour la poursuite du mouvement libérateur ».

On trouvera difficilement dans l’histoire des lois révolutionnaires plus intéressantes, visiblement issues d’une très longue réflexion sur comment faire, quoi et pourquoi, et ce, dans des conditions d’autant plus délicates qu’il fallait mettre d’accord plusieurs ethnies ou peuples connus pour être extrêmement pointilleux en matière d’us et coutumes, chose que les femmes zapatistes ont changé : Ramona, on ne t’oubliera jamais !