Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte

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La Sixième Déclaration, une hypothèse politique à développer

Collectif Situations

lundi 23 janvier 2006

LA SIXIÈME DÉCLARATION, UNE HYPOTHÈSE POLITIQUE À DÉVELOPPER

I. L’impact de la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone de l’EZLN pose
une question à double volet. En effet, quelles perspectives fait-elle
envisager à ses interlocuteurs du Mexique et à ceux du dehors ? Ce qui
motive une telle question, en ce qui nous concerne, c’est en bonne partie
la façon dont nous avons vécu ce qui s’est déroulé au cours des dernières
années en Argentine, où une crise sociale, économique et politique sans
précédents a eu d’énormes répercussions qui n’ont pu cependant occulter
l’éclosion - à partir du milieu des années 90 - d’expériences innovatrices
d’auto-organisation, celles-ci ayant recréé, à leur tour, et parfois dans
de très dures conditions, des possibilités de vivre, en plein milieu de la
guerre déclarée par le néolibéralisme. C’est que la singularité de ces
divers mouvements (émeutes, mouvements piqueteros, assemblées populaires,
saisie d’usine, clubs de troc, escarmouches de jeunes visant les complices
de la dictature militaire des années 70, expériences d’économie
alternative et ouverture d’espaces de contre-culture) n’empêche pas qu’ils
avaient tous d’un dénominateur commun : il ne s’agissait plus des sujets
populaires classiques stratifiés en classes au sein de la production ou
autour du dilemme entre dictature (militaire) et démocratie
(parlementaire), mais de catégories correspondant aux propres progrès du
néolibéralisme après son énorme offensive des trois dernières décennies.

L’entrée en scène de nouveaux acteurs sociaux, qui couvait depuis
plusieurs années, donna lieu dans les faits à de nouvelles stratégies de
pouvoir hors des partis politiques et des syndicats ayant débouché sur des
modes d’interprétation, d’action et de liaison qui, sous l’influence
inégale de l’expérience zapatiste, auguraient diverses hypothèses de
construction d’un contre-pouvoir - contre-pouvoir qui, après 2003,
cependant, est entré dans une phase de "reflux".

Lors des journées insurrectionnelles de décembre 2001, le mot d’ordre
"¡Qué se vayan todos !" ("Qu’ils s’en aillent, tous !") matérialisa de
façon évidente le très haut niveau, sans précédents, de critique politique
des pouvoirs constitutionnels. Comme on le sait, les mouvements populaires
sont souvent suivis de longs moments d’introspection. Moments qui ne
peuvent certes être compris sans analyser la composition de ces forces
contestataires et les décisions qu’elles ont prises, mais pas non plus
sans considérer les opérations lancées par les pouvoirs, dans leur
reconstruction, contre ces mouvements.

De sorte que la situation politique actuelle en Argentine, présentée
officiellement devant le monde entier comme la reconstruction d’une
souveraineté fondée sur un renouveau de la représentation populaire et sur
la recherche d’un nouveau modèle de développement économique et social
post-Consensus de Washington, ne peut se comprendre sans tenir compte de
ce cadre complexe formé par la crise des politiques néolibérales
s’incarnant dans le "¡Qué se vayan todos !", dans le "tempo" politique de
ces mouvements - dont beaucoup parièrent sur une participation subordonnée
dans un tel processus - et dans les manières dont se maintiennent les
vieux dispositifs politiques, économiques et sociaux de pouvoir, qui n’ont
jamais été ni démantelés ni remplacés.

Le bilan sommaire de la nouvelle physionomie qu’adopte l’Argentine plus de
deux ans après le gouvernement Kirchner montre donc cet aspect ambivalent
 : si, d’un côté, le consensus néolibéral a vu détruire ses prétentions
symboliques à la légitimité, il s’est maintenu dans les conditions
d’existence de la vie sociale. Alors que les mouvements les plus radicaux
cherchaient à réinventer le langage et les pratiques de la lutte
politique, adoptant l’autonomie comme base de leur structure
organisationnelle et politique, ils eurent à choisir entre participer de
manière subordonnée à une nouvelle légitimité symbolique ou résister, en
accusant une perte considérable de leur influence sociale, en réorganisant
de manière souterraine et fragile leurs réseaux de contre-pouvoir.

Il est difficile de dresser le portrait d’une telle situation car le bilan
des stratégies de ces nouveaux acteurs sociaux n’est pas suffisamment mûr
pour permettre de reprendre et rénover nos lignes d’analyse politique,
mais on ne peut pas non plus s’attendre à ce qu’un tel bilan se fasse
indépendamment des nouveaux paris et des nouvelles pratiques qui
resurgissent déjà de façon relativement forte dans l’ensemble de notre
pays.

II. Si le zapatisme a bien démontré quelque chose, et se remet de nouveau
à jour de façon radicale aujourd’hui, avec la Sixième Déclaration, c’est
qu’il ne s’agit pas d’avoir à choisir entre la nostalgie de la vie dans
les communautés indigènes et paysannes du Chiapas et le rejet de tous les
éléments de théorie politique que l’expérience chiapanèque a livrés au
débat politique, dans différentes parties du monde, à cause des conditions
et du contexte différents dans lequel se déroule la vie dans les villes.
Cette alternative n’est ni nécessaire ni fertile pour tous ceux qui
partagent comme réalité la métropole (qui s’étend jusqu’à la périphérie et
à tant d’autres segments urbains répartis comme autant de petites villes)
et recherchent inspiration et éléments valeurs pour leurs propres
processus de politisation. Insistons sur ce point : la force des
zapatistes ne s’est pas accrue à partir d’une invitation à partager
l’indigène-paysan, mais en nous fournissant à tous des éléments
transversaux puisant dans de telles cultures pour pouvoir circuler parmi
nous - si nous nous en inventons les moyens - d’une manière entièrement
nouvelle.

Vue sous cet angle, la Sixième Déclaration acquiert une valeur
particulière en Amérique latine car elle touche en plein le nœud formé
conjointement par la crise d’un mode de légitimation de la domination
régionale, l’ambivalence de nouveaux gouvernements s’efforçant de
stabiliser le défi lancé par ces mouvements, le changement de terrain que
les divers mouvements expérimentent dans cette nouvelle conjoncture (comme
dans la nouvelle conjoncture mexicaine) et la trajectoire du zapatisme
lui-même.

Au niveau continental, la Sixième Déclaration effectue à nos yeux une
double reconnaissance. De façon explicite, elle admet s’inscrire dans les
procès de lutte ouverts en divers points du continent, mais elle fournit
également une orientation consistant à "tracer des frontières" au regard
du système politique (à priori mexicain, mais susceptibles, croyons-nous,
d’être étendues à d’autres lieux de ce continent). Ce démarcage tente de
préserver - à la fois qu’il crée les conditions pour le déployer - le
caractère autonome de luttes et de mouvements. Comme c’est le cas
aujourd’hui au Mexique, ces limites tracées par le zapatisme impliquent
une certaine restriction de la part de son auditoire - qui penche en
faveur de López Obrador - en même temps qu’elles essaient de préserver et
de développer la perspective d’un terrain politique propre de chaque
mouvement et pour eux, qui implique la définition du néolibéralisme en
tant qu’une politique de guerre.

La Sixième Déclaration nous apparaît ainsi comme un opportun manifeste
politique qui, en même temps qu’il présage - par indétermination -
l’ouverture d’un espace à partir de la crise de légitimité du pouvoir
politique, prévient des stratégies en marche pour suturer les blessures de
ce pouvoir comme des effets d’un éventuel blocage. Et si son intervention
divise le camp préexistant par le tracé de frontières concernant la
formation actuelle de consensus, c’est dû au fait que, en dépit de leur
flexibilité, ces nouveaux contenus politiques sont produits à travers des
dispositifs qui détournent le potentiel d’une rénovation en cours.

En effet, la Sixième Déclaration est un texte précis qui veut interrompre
une certaine dérive des faits : dérive qui canalise les énergies et les
conquêtes de luttes de ces dernières années vers un renforcement de formes
souveraines qui continuent d’être engluées dans des modèles traditionnels
de représentation et qui tente, avec un grand sens des temps et enjeux, de
produire une hypothèse qui profite du potentiel de la situation actuelle
en fonction d’une affirmation à la fois des mouvements en rébellion et qui
parte d’eux.

Le simple fait d’être publiée en Argentine fait cependant apparaître plus
de différences que d’équivalences. Le fait est qu’il n’y a rien de
comparable avec une "Sexta" chez nous. Non seulement il n’existe pas ici -
pour de bonnes et de mauvaises raisons - une voix autorisée qui recueille
une attention unanime, mais, sans parler d’autorité, nous sommes en panne
sèche de textes politiques d’actualité. Chose qui fait se poser des
questions quant aux raisons d’une telle aridité, puisqu’il ne manque pas
chez nous ni de volonté ni de tradition d’écriture.

Effectivement, l’Argentine actuelle semble sous le coup d’une hésitation
oscillant, d’une part, entre un certain étonnement - sinon enthousiasme -
devant la rapide stabilisation institutionnelle après la crise et la
conquête d’un discours politique qui fait se rencontrer les vieilles
exigences populaires avec les perspectives actuelles du groupe au
gouvernement et, d’autre part, une totale indifférence envers les
changements annoncés officiellement, fondée sur un scepticisme issu dans
la persistance de la hiérarchisation socio-économique et dans la perte de
terrain de ceux qui, au plus bas de cette hiérarchie, en étaient arrivé à
élaborer leur propre point de vue avec lucidité et détermination. C’est de
cette impossibilité à renverser une telle dynamique que semble s’alimenter
la production actuelle de discours qui viennent occuper le terrain,
nécessaire, du texte politique. Car si on assiste en effet d’un côté à une
forte canalisation des énergies sociales par la formule antipolitique
réunissant "gestion étatique" et "marketing anti-impérialiste", de
l’autre, l’affaiblissement de la tentative d’ouvrir un terrain politique
propre de ces mouvements et pour eux a conduit, pour l’instant en tout
cas, à réduire à ce point l’horizon et les capacités que tout texte
proprement politique est renvoyé à un futur indéterminé.

À notre sens, la Sixième Déclaration nous présente une dimension
entièrement faite de possibilités à construire consistant en la
préservation et le développement d’un plan appartenant en propre aux
mouvements - plan qui inclut en même temps qu’il transcende de beaucoup
les mouvements empiriques et les secteurs organisés au profit d’une
dynamique d’une multitude de luttes et d’espaces de création sociale - et
qui se distingue clairement tant de la dimension purement économique et
sociale restreinte aux négociations des mouvements avec le gouvernement
que de la dimension étroitement de représentation du système politique.

Un terrain comme celui-là avait été ouvert, à la fin des années 90, chez
nous, à partir de la lutte de ce que l’on a appelé "les mouvements
sociaux" qui ont connu la postérité lors de la vertigineuse crise de
2001-2002, quand leur développement alla de pair avec la décomposition
institutionnelle et du système de représentation. À l’époque, loin d’être
un inconvénient, la dispersion des mouvements avait donné lieu à une
puissance de mobilisation inouïe et créé des niveaux toujours plus élevés
et organisés de coordination. Au cours des dernières années, la
recomposition de la domination politique a accéléré la fragmentation de
cet espace (qui ne coïncide pas à proprement parler avec la fragmentation
de ces mouvements), tandis que parallèlement l’entrelacs de concepts à
même de lire et de produire au sein de ces mouvements des hypothèses
actives de recomposition se défaisait. La nouveauté de la Sixième
Déclaration pour nous pourrait donc bien constituer une sorte d’appel
lancé à notre volonté et à notre lucidité pour tenter d’inverser cette
tendance.

Collectif Situations, décembre 2005.

Traduit par Angel Caído.


Ce texte est extrait du prologue au livre Bienvenido a la Selva. Diálogos
a partir de la Sexta Declaración de l’EZLN
[Bienvenu à la forêt (vierge).
Dialogue autour de la Sixième Déclaration de l’EZLN], paru aux éditions
Tinta Limón [Encre sympathique - N.d.T] de Buenos Aires, décembre 2005,
qui rassemble une série d’entretiens réalisés au Mexique entre juillet et
août 2005 et recensés par le Collectivo Situaciones.

http://www.situaciones.org/