Comité de solidarité avec les peuples du Chiapas en lutte

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Bien le bonjour d’Oaxaca, le 11 décembre 2006.

George Lapierre

lundi 11 décembre 2006

Bien le bonjour d’Oaxaca, le 11 décembre.

Bien le bonjour,

Aujourd’hui, dimanche 10 décembre, nous nous préparons pour la
manifestation qui doit partir de la statue de Benito Juárez, à l’entrée de
la ville. Je n’irai pas, je me suis trop fait remarquer ces derniers
temps, certes, je ne risque pas mes doigts dans l’affaire, les doigts
tordus et cassés, les violences à caractère sexuel exercées sur les femmes
et les hommes ont été des formes de torture couramment pratiquées ces
derniers temps sur les prisonnières et prisonniers de l’APPO pour leur
faire avouer des actes, comme les incendies d’immeubles, commis par ces
mêmes tortionnaires... non, je risque seulement de regagner un peu trop
vite à mon goût la trop douce et tranquille Europe. Cette différence de
traitement, qui me serait en quelque sorte réservée, m’isole un peu de mes
amis ; dans la confrontation, dans la bagarre, les risques sont partagés,
mais c’est après que les frontières s’élèvent pour nous séparer. Le
totalitarisme nous touche tous et nous plie sous son joug, nous nous
sentons solidaires des luttes pour la reconquête de notre dignité ; une
des principales fonctions de ces figures de l’État totalitaire que sont
les États nationaux est bien d’isoler et de contenir dans les limites des
frontières nationales l’insurrection des peuples.

Les filles et M. se préparent pour se rendre à cette marche, c’est la
grande rigolade dans ces dernières minutes consacrées aux essais de
déguisements afin d’échapper à l’œil inquisitorial des caméras, certains
accoutrements sont particulièrement réussis et nous nous esclaffons de bon
cœur. Ce sera l’occasion de retrouver les amis, de renouer avec tous ceux
qui ont échappé au piège mortel tendu par le gouvernement, d’armer à
nouveau les solidarités nationales et internationales autour de la Commune
d’Oaxaca.

Retour de manif : du monde, manifestation imposante mais tout de même
moins importante que celle du 25 novembre, plutôt des gens de la ville,
los valientes, les Indiens, ne sont pas descendus en nombre de la
montagne, mais les Zapotèques, les Triquis, les Mazatèques, les Mixes, les
Chinantèques, les Mixtèques étaient bien présents, les personnes
"activement recherchées" ne sont pas venues, les jeunes libertaires
particulièrement persécutés ne s’y sont pas risqués, quelques "chavos",
cependant, faisaient discrètement des bombages sur les murs, mais rien à
voir avec les autres manifs ; les familles des prisonniers ouvraient la
marche, on remarquait surtout la présence des leaders du PRD et du Frente
Amplio Progresista
, ce sont eux qui vont se montrer les plus éloquents
lors du meeting de clôture qui s’est tenu sur la place de la danza avec le
discours de la pasionaria et "sénatrice" Rosario Ibarra de Piedra, qui
nous assurait du soutien de López Obrador, le président qui s’est
autoproclamé Président légitime du Mexique. Une marche bien trop sage face
à l’ampleur de la persécution, une façon de dire "nous sommes toujours
là", rien de plus, l’éloquence n’était pas de mise, elle a été laissée aux
politiques. Les filles ont pu rencontrer quelques amis, qui tiennent le
coup malgré l’énorme pression qu’ils subissent. Les habitants des
quartiers et des colonies ne cachent pas leur inquiétude, c’est que la
gente du PRI a désormais tout le loisir d’organiser la chasse à l’homme,
silencieuse, furtive, un coup de feu dans la nuit, une voiture qui démarre
sur les chapeaux de roue...

L’une des nôtres a ensuite assisté avec les maîtres indigènes à une
réunion au sujet des prisonniers et prisonnières du Cefereso (Centre
fédéral de réadaptation social) el Rincón de Nayarit. Celle qui parlait a
pu s’entretenir avec 17 des 34 femmes et quelques hommes. Ces femmes ont
été frappées au moment de leur détention puis quand elles ont été emmenées
dans les prisons d’Oaxaca et au cours de leur transfert en hélicoptère à
Nayarit, elles avaient les yeux bandés et ont été menacées d’être violées
et jetées dans le vide. Ce ne fut que le mercredi 28, trois jours après
leur détention, qu’elles ont su qu’elles se trouvaient à Nayarit, elles
n’avaient aucune idée où elles étaient après ce rapt de la part des
autorités. Elles sont deux par cellule (les hommes sont trois par box et
seront observés toute la journée pendant plus d’un mois avant que l’on
décide de leur sort en fonction de leur personnalité) et n’ont pas la
possibilité de communiquer avec les autres détenues. Les hommes furent
aussi torturés et se trouvent dans une autre section de la prison. On sait
maintenant que bien des prisonniers et prisonnières appartiennent à la
même famille, il y a ici l’épouse, la sœur, la fille ou la cousine, mais
ils n’ont aucune possibilité de communiquer entre eux. Ils sont considérés
comme des prisonniers de "alta peligrosidad" (de haute dangerosité) et la
prison d’El Rincón est, dit-on, parmi les plus dures du Mexique. Les
prisonniers se déplacent à l’intérieur de la prison, menottés, la tête
baissée, les yeux rivés au sol, ils ne peuvent se parler, même dans leur
box. Les femmes comme les hommes ont eu les cheveux coupés, petite
humiliation ajoutée à toutes les autres, il faut dire que cette prison est
une prison d’hommes et que les femmes ne devraient pas s’y trouver. Les
visites sont strictes, nous entrons dans un univers kafkaïen, ce ne fut
que le 3 décembre que les parents purent voir leurs proches, à condition,
évidemment, d’avoir fourni tous les papiers exigés. Pourtant trois hommes
jeunes ont été libérés très rapidement, sans autre forme de procès, les
incendiaires d’Ulises Ruiz pris malencontreusement dans les filets ?

Quand les autorités ont décidé de transférer les prisonniers à Nayarit,
elles ont parfaitement mesuré les impacts sociaux que cela allait avoir.
Les gens pour se trouver près des leurs et les accompagner durant leur
détention vont abandonner leur travail, immigrer dans le Nord, tenter d’y
survivre. Pour leur premier voyage certains se sont endettés, d’autres ont
été aidés par leurs voisins, qui se sont cotisés pour payer le billet de
car ; il y a des époux, des épouses, des mères, prêts à tout quitter pour
se rapprocher des êtres qui leur sont chers. Les autorités avaient très
bien évalué les conséquences sociales de cette déportation, le déchirement
qu’elle signifiait pour de nombreuses familles. Dans leur acharnement à
dévaster la vie des gens, elles ont oublié, ces autorités, une
répercussion possible de leur mesure infâme : alors qu’elles prétendaient
désarticuler la mobilisation, elles sont en train de l’étendre dans tout
le pays. Le gouverneur de Nayarit commence à faire la gueule, c’est que
les familles manifestent dans la ville et expliquent aux gens leur
situation. Cette décision de transfert est parfaitement arbitraire comme
vous pouvez vous en douter, mais Ulises Ruiz, le petit roi soleil
d’Oaxaca, a du monde derrière lui via les sectes évangélistes et la CIA,
toute la puissante Amérique du Nord ; soutenu par la clique de Bush, il
reste le satrape des lieux.

Tout ce qu’a tenté l’État a eu jusqu’à présent un effet de retour, quand
il a cherché à réprimer la grève des instits le 14 juin, est apparue
l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca ; quand il a essayé d’intimider
la population avec les escadrons de la mort, sont apparues les barricades.
Il arrête les "dirigeants" les plus en vue comme Flavio Sosa et c’est la
base la plus déterminée ou la plus radicale qui se construit et se
renforce dans une semi-clandestinité. Les partisans de López Obrador, le
PRD et toute la gauche molle tentent de récupérer le mouvement social,
certains conseillers qui font partie de la direction collective de l’APPO,
maintenant hors contrôle de l’Assemblée, font et disent n’importe quoi, il
s’agit de sauter sur l’occasion, le dragon est blessé, sinon à l’agonie,
pensent-ils, ils ne voient pas dans leur empressement à vendre la peau du
dragon que le dragon est ailleurs, qu’il a mué et qu’il leur a laissé une
enveloppe vide. Serait-il devenu zapatiste ?

Dans ma dernière lettre, je vous avais rapporté la réflexion de Carlos
Fazio selon laquelle la classe au pouvoir impose à l’État une double
manière d’agir : une, publique et soumise aux lois, l’autre, clandestine
appliquant une "terreur bénigne" en marge de toute égalité formelle. Nous
devons pousser un peu plus loin le raisonnement. Nous avons pu nous rendre
compte au cours de tous ces événements que l’État organisait une véritable
mise en scène du conflit ; face à un mouvement social qui avait des
revendications précises à faire valoir, l’État a répondu par une mise en
spectacle d’un affrontement tragique, mise en spectacle qui avait
évidemment des conséquences terribles pour les gens (nous en sommes sans
doute à plus de vingt morts, tous du côté de l’APPO). L’État traduisait un
mouvement social complexe en scènes de violence, en images chocs. Le
message est clair : tout mouvement social engendre la terreur, et il
s’adresse à la partie molle et soumise, à la partie décomposée de la
société. L’État joue sur deux tableaux à la fois : d’un côté, il est celui
qui organise le spectacle de la violence et à cette fin il doit, d’une
façon plus ou moins clandestine, user de moyens terroristes ; de l’autre,
il se présente comme celui qui met fin à la violence par l’exercice d’une
terreur légitime. La terreur de l’État est présentée comme légitime parce
qu’elle met fin à une violence sociale, dont l’État avait au préalable
organisé la représentation. Où est le droit ? Il n’y a pas de droit dans
cette affaire ou seulement comme justification du terrorisme d’État par la
mise en scène d’une paix sociale rompue par les insurgés.

Nous devons reconnaître que l’État Janus a joué sa partition avec un
certain brio : la tâche d’organiser le spectacle de la violence par des
moyens terroristes est revenue à Ulises Ruiz et à ses hommes de main, en
l’occurrence la police de l’État d’Oaxaca, ou police ministérielle,
habillée en civil (le vêtement civil représentant le côté clandestin de la
police, l’uniforme son côté public), ce sont eux qui ont constitué les
escadrons de la mort, qui ont assassiné en toute impunité et mis le feu à
certains bâtiments publics ou autres au cours de l’opération du 25
novembre dite "opération Hierro" ; la tâche de mettre un terme à la
violence en faisant usage d’une terreur légitime, après la mise en scène
du dialogue et du droit, revenait au ministre de l’Intérieur du
gouvernement fédéral, avec l’aide de la Police fédérale préventive, en
uniforme cette fois-ci. L’État Janus, emporté par son élan et la facilité
avec laquelle il a pu mettre en place sa stratégie, nous a offert un
dernier spectacle avec une mise en scène grandiose, celui du glaive de la
justice impartiale à l’œuvre : à quatre heure dans l’après-midi, sous
l’œil des caméras de la télévision convoquée pour la circonstance, la
Police fédérale préventive sur son quarante et un, aidée par l’armée
(voyez du peu !) a fait une descente dans l’antre des paramilitaires (de
la police ministérielle) ; à cette heure-là, il n’y a plus personne, elle
a pu tout de même mettre la main sur quatre pelés, qu’elle s’est empressée
de libérer deux jours plus tard quand les caméras n’étaient plus là ; la
perquisition, nous dit-on, a duré deux heures, elle a passé au crible les
voitures volées, dont se servent les paramilitaires pour leur opérations
meurtrières, et elle a emporté les quelques armes qu’elle a trouvées sur
place pour les analyser. L’État metteur en scène a peut-être été un peu
trop loin cette fois-ci ; en tout cas, à Oaxaca, tout le monde en rit
encore.

Oaxaca, le 11 décembre 2006.
George Lapierre.